Temps de retour carbone des rénovations
Vers une interprétation temporelle de l'ACV ?
Il n’existe pas à l’heure actuelle de méthode réglementaire et/ou consensuelle de calcul d’ACV pour un projet de rénovation. Définir un cadre méthodologique clair et des indicateurs pertinents pour évaluer une opération de réhabilitation est pourtant un enjeu essentiel sachant que l’objectif de la SNBC est de rénover 500 000 logements chaque année, et jusqu’à 700 000 par an à plus long terme. Pour caractériser l’intérêt d’une rénovation et tenter d’objectiver en phases programmatiques et de conception la pertinence de bouquets de travaux d’ampleurs très variables, l’indicateur du Temps de Retour Carbone (TRC) tend parmi d’autres à se généraliser.
Le TRC est défini comme le nombre d’années à partir duquel l’investissement en carbone embarqué dans le bâti par les travaux (impact carbone des matériaux) a été rentabilisé par la baisse des émissions énergétiques annuelles. Plus un projet aurait un TRC faible, plus il serait rentable d’un point de vue carbone. Cette définition soulève un ensemble de problématiques que nous allons traiter dans cet article :
- Pour quelles décisions de projet le TRC est-il un critère utile ? Que permet-il d’arbitrer ?
- Quel usage en faire ? Quel critère de pertinence lui associer ?
- Peut-on lui fixer une valeur limite ?
- A quel point la minimisation du TRC est-elle utile dans un contexte de transition globale du bâtiment ?
- Comment l’appliquer aux grands types de rénovation rencontrés sur le terrain ?
Limites actuelles du calcul du TRC
La méthode de calcul usuelle du TRC est définie dans la méthode NZC rénovation : il s’agit du temps à partir duquel l’investissement en carbone embarqué de la rénovation est compensé par les économies en exploitation. Selon cette publication, « la démarche de neutralité carbone appliquée au projet NZC consiste en priorité à réduire le plus possible le temps de retour carbone ».
Le graphique suivant, issu de la publication HQE-GBC, résume cette méthode de calcul :
Source : NZC Rénovation, 2021, Alliance HQE-GBC, AIA Environnement
Premièrement, l’une des simplifications méthodologiques clés pour ce calcul du TRC peut poser question dans une vision trajectorielle des budgets carbone dont devraient disposer les opérations de rénovation. Dans cette méthode, l’ensemble du carbone embarqué de la rénovation est attribué à l’année 0. Cette hypothèse de calcul est discutable sachant que ce carbone embarqué intègre l’ensemble des renouvellements des produits de construction sur 50 ans. Ce biais de calcul sera expliqué plus en détail dans la partie suivante.
Le TRC un indicateur à minimiser à tout prix ?
Deuxièmement, on peut s’interroger sur l’intérêt de minimiser cet indicateur dans une démarche de neutralité carbone. Certes, il est primordial qu’une rénovation soit « rentable » d’un point de vue carbone, c’est-à-dire que sur le cycle de vie du bâtiment, l’investissement en carbone embarqué soit rentabilisé par les économies en exploitation. S’assurer que le TRC d’une opération de rénovation reste significativement inférieur à la durée prise en compte pour le cycle de vie (généralement 50 ans) est donc bel et bien capital. Pourtant, il existe souvent dans la pratique bien d’autres bonnes raisons (programmatiques, architecturales, patrimoniales, symboliques…) de rénover, qui peuvent prendre le pas dans les critères décisionnels activés pour calibrer l’ampleur d’un bouquet de travaux.
D’autre part, la comparaison entre plusieurs scénarios de rénovation avec comme critère décisionnel la minimisation du TRC peut mener à des conclusions contre-productives.
Effectivement, dans un contexte global de décarbonation du secteur du bâtiment, l’important n’est pas de minimiser le TRC, qui est une grandeur relative, mais bien de minimiser l’impact carbone des bâtiments sur leur durée de vie, et donc la quantité totale de gaz à effet de serre émis. On peut en effet voir sur des exemples théoriques simples que l’utilisation du TRC comme facteur décisionnel unique peut mener à des choix discutables :
Source : Elioth by Egis, adapté de NZC Rénovation
Ce premier scénario de rénovation présente un investissement important en carbone embarqué (rénovation globale par exemple) permettant de réduire significativement les émissions énergétiques annuelles.
Source : Elioth by Egis, adapté de NZC Rénovation
Ce deuxième scénario, qui pourrait représenter une rénovation plus légère, par exemple le remplacement du système énergétique, présente un TRC bien inférieur. Néanmoins, l’impact carbone cumulé de ce scénario sur 50 ans est supérieur au scénario précédent. Le deuxième scénario serait donc moins optimal malgré un TRC très bas.
On peut donc en déduire que :
- chercher à minimiser le TRC peut conduire à augmenter la quantité globale d’émissions, ce qui est contraire à l’objectif recherché.
- le TRC doit donc être vu systématiquement comme le complément d’un indicateur d’impact carbone total des scénarios comparés et non comme l’indicateur unique de la pertinence carbone d’une opération.
En général, l’impact carbone des matériaux est présenté comme une unique valeur correspondant aux émissions cumulées sur 50 ans. Cette approche cache la répartition temporelle des émissions sur les 50 ans de durée de vie du bâtiment.
Impact carbone des matériaux réparti sur 50 ans, Elioth by Egis
On peut définir la notion de carbone embarqué initial (émissions à l’année 0 en amont de la livraison du bâtiment, correspondant à la notion d’upfront embodied carbon utilisée notamment dans le monde anglo-saxon et les normes de comptabilité carbone sur lesquelles s’appuie par exemple la SBTi) et de carbone embarqué en œuvre (émissions relatives à la vie en œuvre du bâtiment : exploitation et renouvellement sur les 50 ans, correspondant à la notion d’in-use embodied carbon dans le monde anglo-saxon).
Impact carbone des matériaux réparti sur 50 ans, Elioth by Egis
Il est intéressant de comparer la répartition temporelle des émissions en fonction des macro-lots. Dans cet exemple, le lot structure présente la quasi-totalité de ses émissions en amont (structure béton avec des produits présentant une durée de vie supérieure à 50 ans et un carbone en œuvre négatif à cause de la carbonatation du béton). A contrario, les lots techniques présentent dans cet exemple 50% de leur carbone embarqué durant la vie en œuvre (remplacement du système énergétique au bout d’une vingtaine d’année notamment).
Il apparaît important de faire cette distinction initial/en œuvre car ce sont deux types d’émissions différentes : le carbone embarqué initial correspond à la production et construction des matériaux constituant le bouquet de travaux effectivement mis en œuvre dans le marché de rénovation, ce sont des émissions certaines à court terme, tandis que le carbone embarqué en œuvre est une estimation moins précise.
En effet, le carbone embarqué en œuvre est une estimation d’émissions futures basée sur des hypothèses conventionnelles lors de la réalisation de chaque FDES, et à ce titre présente des incertitudes importantes : durée de vie effective des produits, choix lors des renouvellements, part du réemploi, évolution des facteurs d’émission suite à la décarbonation des filières industrielles et plus globalement de l’économie. Il est alors d’autant plus important d’essayer de réduire en priorité le carbone embarqué initial.
Faut-il restreindre le calcul du TRC au carbone embarqué initial ?
La définition du scénario de référence permettant de calculer le TRC reste sujette à débat. Effectivement, la méthode de calcul présentée jusqu’ici revient à comparer le scénario projet à un scénario de référence correspondant à des émissions énergétiques annuelles constantes (correspondant au bâtiment existant). Or, il est quasiment certain que si le projet de rénovation n’était pas effectué, le bâtiment évoluerait quand même, ne serait-ce qu’en considérant les remplacements des produits arrivant en fin de vie. Cette méthode est donc pénalisante pour le calcul du TRC. Il y a donc une imprécision méthodologique à considérer uniquement le carbone embarqué du scénario projet. Une manière plus cohérente serait alors de considérer que le scénario sans rénovation présente un carbone en œuvre du même ordre de grandeur que le scénario avec rénovation. Le calcul du TRC correspondant à cette hypothèse revient alors à ne considérer que le carbone embarqué initial. Ce calcul revient donc à considérer uniquement l’investissement en carbone effectivement mis en œuvre lors de la rénovation étudiée (phases de production et construction initial, plutôt que sur le cycle de vie total de 50 ans).
Faut-il restreindre le calcul du TRC aux seuls travaux énergétiques ?
L’objectif de cette dernière partie est d’analyser le périmètre des travaux pris en compte dans le calcul du TRC. Dans le Brief Rénovation, le Hub des prescripteurs bas carbone a introduit la segmentation du budget matériaux en deux catégories : celui lié à la performance énergétique et celui lié à la qualité d’usage. Il y est proposé de restreindre le calcul du TRC aux seuls travaux énergétiques (cela représente les rénovations de l’enveloppe et les équipements influençant la performance énergétique). Le budget qualité d’usage correspond au remplacement des matériaux obsolètes qui n’influencent pas la performance énergétique et considéré ici comme nécessaires à la prolongation de l’usage du bâtiment.
Le TRC « performance énergétique » correspond au calcul préconisé par le Hub des prescripteurs bas carbone, avec un périmètre restreint aux travaux énergétiques, c’est-à-dire les matériaux qui vont avoir un impact sur les consommations énergétiques. Le TRC « bouquet de travaux » correspond au calcul du TRC uniquement sur le carbone embarqué initial des travaux énergétiques. Ce dernier permet de calculer le nombre d’année pour rentabiliser d’un point de vue carbone les seuls travaux énergétiques initiaux. Les travaux non énergétiques correspondent au remplacement des matériaux obsolètes et à l’ajout de matériaux améliorant la qualité d’usage, qui n’ont pas d’influence sur la performance énergétique. Selon les principes énoncés dans le Brief Rénovation, ce budget doit être traité avec la même ambition que dans la construction neuve, en insistant sur l’objectif de réduire l’impact carbone de la matière (réemploi, biosourcé, etc).
Le graphique suivant montre dans une vision prospective les différentes plages d’incertitude des TRC suivant leur méthode de calcul. Le TRC « bouquet de travaux » présente comme seul source d’incertitude la décarbonation de l’énergie. Les TRC classique et « performance énergétique » sont en plus dépendant de l’incertitude relative au carbone embarqué en œuvre (incertitude contextuelle, incertitude liée aux durées de vie effectives des produits, leur renouvellement notamment).
Synthèse
Aspect méthodologique
Le calcul actuel du TRC présente plusieurs limites :
- Il revient à affecter l’ensemble des émissions de carbone embarqué à l’année 0 alors qu’elles se répartissent sur les 50 ans de durée de vie du bâtiment.
- Il rapporte donc non seulement l’impact carbone des matériaux effectivement mis en œuvre, mais également ceux des rénovations futures, sans les associer elles-mêmes à de nouveaux gains énergétiques.
- Il se calcule à l’aide d’un scénario de référence correspondant à des émissions énergétiques de l’existant constantes sur 50 ans, sans aucun budget matériaux pris en compte.
- Il porte par construction une incertitude élevée liée à la vie future du bâtiment rénové, et à la décarbonation attendue des énergies et des filières.
Une interprétation temporelle des ACV en rénovation, en séparant les budgets « qualité d’usage » et « performance énergétique », permet de mieux appréhender les enjeux de trajectoire de décarbonation à l’échelle du parc immobilier. La proposition de méthode de TRC « bouquet de travaux » restreint le calcul au carbone embarqué initial des seuls travaux énergétiques pour évaluer leur pertinence carbone. Le critère TRC<15 ans permet de s’assurer que le budget travaux énergétiques est rentabilisé avant les premiers renouvellements importants.
Aspect stratégique et opérationnel
Il apparaît peu pertinent d’utiliser le TRC comme unique facteur décisionnel. Essayer d’optimiser un TRC à l’échelle du projet a peu d’intérêt en soi, sinon cela inciterait souvent à remplacer le seul système énergétique sans viser une rénovation globale qui réduirait la consommation, et les objectifs collectifs de décarbonation des réseaux énergétiques ne pourraient pas être atteints.
En termes d’objectifs de performance à prescrire, le carbone embarqué initial, la réduction d’émission énergétiques annuelles associée, et l’impact carbone global sur 50 ans sont potentiellement de meilleurs indicateurs de performance pour les opérations de rénovation.
Le TRC peut cependant jouer le rôle de garde-fou en permettant d’identifier rapidement les bouquets de travaux trop ouvrageux ou trop peu décarbonants pour réduire les émissions à horizon certain, lorsqu’il est supérieur à 15 ans. L’intérêt carbone de la rénovation est alors remis en question.
Il est en outre difficile de tirer des conclusions sur un TRC élevé, au regard des incertitudes sur le carbone embarqué et sur l’évolution prospective des filières industrielles et de l’énergie. Tant que le TRC est inférieur à 15 ans, il est intéressant d’essayer d’optimiser la rénovation en testant des variantes énergétiques et sur les matériaux, en utilisant par exemple pour cela les indicateurs d’émissions induites, évitées ou séquestrées (voir par ailleurs les travaux de la Net Zero Initiative).
Recommandations
À l’attention des maitres d’ouvrage
- Planifier les rénovations du parc immobilier dans le temps et calibrez l’ampleur des bouquets de travaux mis en œuvre grâce au TRC, en l’associant à la minimisation des émissions globales d’ici 2050.
À l’attention des BET
- S’affranchir d’un unique résultat sur 50 ans pour mieux interpréter les ACV en rénovation, en ayant connaissance des limites de l’indicateur TRC.
- Calculer le TRC « bouquet de travaux » qui prend uniquement en compte le carbone embarqué initial des travaux énergétiques.
À l’attention des méthodologistes et des fournisseurs de données
- Généraliser la visualisation temporelle des résultats d’ACV, pour donner accès à toutes les informations nécessaires à la mise en trajectoire du parc immobilier.
- Donner ainsi accès à toutes les informations nécessaires au pilotage des trajectoires du parc immobilier : émissions induites/évitées/séquestrées (approche NZI), carbone initial et en œuvre, travaux énergétiques ou de qualité d’usage, répartition bailleur/preneur, etc.
Arthur Haulon
Ingénieur, pôle Trajectoires
Jocelyn Urvoy
Responsable d'activité, pôle Trajectoires
Rémi Babut
Directeur de projets, pôle Trajectoires
Temps de retour carbone des rénovations
Enjeux méthodologiques et stratégiques autour du Temps de Retour Carbone (TRC).
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