Du mètre carré à l’usager : Passer de l’ACV du bâtiment à l’empreinte carbone de ses utilisateurs
Sans vouloir utiliser de métaphore climatique douteuse, les travaux de recherche menés dans le cadre de BBCA Quartier et Quartier Énergie Carbone ont montré que l’ACV des bâtiments n’est que la partie émergée de l’iceberg des émissions carbone de nos lieux de vies, et que l’objectif collectif de neutralité carbone ne pourra être atteint que par une transformation holistique de nos modes de vie.
En ayant participé à ces deux projets, nous proposons notre vision…
Les ordres de grandeur, répartition de l’empreinte carbone d’un français moyen, projet BBCA Quartier
Trajectoire de l’empreinte carbone d’un français moyen d’ici à 2050 pour viser la neutralité carbone, projet BBCA quartier
Si les matériaux de construction et l’énergie d’exploitation des bâtiments représentent en moyenne 3 tCO2eq/habitant/an, les 7 à 9 tCO2eq/hab/an restantes qui constituent l’empreinte annuelle moyenne d’un français se trouvent ailleurs : dans « les usages », à savoir la mobilité, les services, les biens et l’alimentation consommés par les habitants.
Nous ne le répèterons jamais assez : il n’y aura jamais de projet immobilier, d’architecture ou d’ingénierie neutre en carbone ! L’acte de construire (ou même de rénover), aussi frugal, biosourcé, « vert » soit-il, sera toujours, vu du climat, source d’émissions qui nous rapproche d’un épuisement de notre budget carbone. Tout ce que nous aménageurs / promoteurs / architectes / ingénieurs / urbanistes engagés pouvons alors rechercher, c’est bien à maximiser les émissions évitées par nos projets immobiliers afin de renforcer notre contribution à l’objectif commun de neutralité carbone, auquel nous sommes collectivement engagés depuis les Accords de Paris (encore rappelé par le GIEC dans l’AR6).
Pour ce faire, il faut d’abord « dézoomer ». Trop souvent au cours des études de « bilan carbone», le strict périmètre du bâtiment restreint énormément les leviers d’action. Comme l’a montré l’étude « Paris Change d’ère », dès que l’on parle de carbone, il faut regarder ce qui se passe autour de ces objets physiques. La bonne échelle d’analyse pour un bâtiment devient alors naturellement le quartier dans lequel il s’inscrit, avec ses échanges et ses services.
De fait, il existe donc, dans « les usages » de nos lieux de vie, un gisement gigantesque à comprendre, puis mesurer, avant de prétendre s’y attaquer avec clairvoyance par l’intégration de nouveaux leviers aux stratégies d’un immobilier résolument bas-carbone :
- mutualisation spatiale et temporelle des espaces
- programmation commerciale bas-carbone
- mobilités douces et partagées
- services et infrastructures pour la transition
- adaptabilité des bâtiments à l’évolution des usages
- etc…
C’est dans ce cadre qu’Elioth développe de nouveaux outils, afin de passer des mètres carrés aux habitants, des kgCO2eq/m² aux tCO2eq/habitant et permettre ainsi aux futurs usagers de mettre en œuvre leur propre transition bas-carbone dans des quartiers climato-compatibles, c’est-à-dire au service de la transition des usages.
Comprendre qui habite(ra) dans le quartier
La communication est notre cheval de bataille et nous en sommes convaincus, pour faire sortir la comptabilité carbone de son carcan de « chiffres d’ingénieurs aux méthodologies opaques » comme on l’entend parfois, il est nécessaire de personnifier les chiffres : la transition bas-carbone, les trajectoires vers la neutralité à 2050, doivent être mises en récit, parce que le « français moyen » n’existe pas, tout comme n’existe pas le bâtiment standard.
➔ C’était déjà l’un des parti-pris de Paris Change d’Ere.
➔ C’est le créneau des calculateurs d’empreinte individuelle qui se démocratisent.
➔ C’est ce que fait très bien le GIEC ou certains scientifiques, ainsi que les récents scénarios 2050 de l’ADEME ou de Négawatt.
➔ Et c’est aussi ce que nous développons pour l’évaluation de l’empreinte carbone des quartiers, grâce au modèle « population ».
« POPULATION », parler aux personnes : Etudiants, familles de 5 personnes, couples de retraités… qui sont les habitants du quartier ?
A partir de la base de données du recensement de l’INSEE 2016, « population » peut réaliser un échantillonnage d’une population représentative du quartier. En fonction de la localisation d’un projet et de la typologie des logements proposés (T1, T2, etc. et surface habitable), des ménages sont sélectionnés par tirage statistique sur la base de la population actuelle de la ville.
Ainsi, en fonction de l’offre de logements disponible dans le quartier et de sa localisation, il est possible de décrire ses habitants : type de ménage, nombre de personnes, âge, activité, catégorie socio-professionnelle, etc
« Population » : Caractérisation de la population par âge et par activité ou catégorie socio-professionnelle, Elioth
« population » : Répartition des habitants du quartier par activité et domaine, Elioth
A l’heure actuelle, « population » permet de faire le lien entre la programmation résidentielle projetée d’un quartier, sa localisation géographique et un échantillon probable de profils d’habitants. Parmi les développements à venir, nous envisageons d’y ajouter l’échantillonnage des travailleurs (sur la base de la programmation tertiaire), puis peut-être à terme des visiteurs occasionnels (sur la base de l’offre de services envisagée).
De là, la connaissance de leurs caractéristiques sociales permet d’anticiper en partie les besoins et les habitudes des futurs habitants du quartier. Souvent partiellement analysées, parfois qualitativement, dans les grands projets d’aménagements et leurs études d’impact ou de potentiel commercial, ces données appellent désormais à former la base d’une stratégie bas-carbone holistique, qui s’attaque aussi aux usages de manière quantifiée.
➜ Le modèle (Python) « population » développé par Elioth est disponible en OpenSource : population
Comprendre leurs habitudes de consommations et de déplacements
Selon les profils d’usagers définis sur le quartier, à quelles habitudes de consommation mon quartier va-t-il a priori devoir répondre ? Comment et où se déplaceront ils ? Est-ce que les services du quartier sont en adéquation avec les besoins des futurs habitants ? Avec quelle programmation bas-carbone risque-t-on de générer un maximum d’émissions évitées par rapport aux pratiques locales ?
Pour fournir des éléments de réponse à ces grandes questions qui n’ont jamais une réponse unique et certaine, nous proposons deux outils complémentaires à population : budget, et mobility.
Sur la base de l’enquête budget des ménages de l’INSEE 2011, grâce à budget, les dépenses annuelles de chaque ménage sont réparties en détail sur les postes d’alimentation, de biens et de services.
« Budget » : Répartition moyenne du budget annuel du ménage selon sa typologie, Elioth
Grâce à mobility, la mobilité des habitants est modélisée sur la base de l’enquête nationale des transports et déplacements (ENTD 2008), dont les résultats génériques sont modulés pour prendre en compte l’offre d’emploi et de commerces sur le quartier et à proximité. En arrière-plan, le modèle interroge les données statistiques pour échantillonner les déplacements réalisés par chaque personne selon le motif, le mode de transport et la distance parcourue. Ces résultats sont couplés à un modèle de résolution de l’offre/demande (offres d’emploi/travailleurs et commerces/clients) permettant d’estimer les distances parcourues par les habitants du quartier pour accéder à telle ou telle offre en fonction de leur distance et de leur pertinence sur la base du modèle « Universal opportunity model for human mobility« .
Ainsi pour chaque habitant probable du quartier, il est possible de représenter chaque déplacement par les deux déterminants de ses émissions carbone : distance parcourue et mode de transport utilisé.
Mobility : Impact carbone de la mobilité réparti par motif pour 10 personnes, Elioth
De là, la combinaison des trois outils population, budget et mobility donne accès à une nouvelle description des programmes immobiliers : à la croisée du diagnostic territorial et de l’étude de capacité urbaine, il devient possible de décrire, scénariser et donc d’influencer, les usages futurs d’un bâtiment et d’un quartier.
Et l’empreinte carbone, dans tout ça ?
Connaissant les habitudes des habitants du quartier en termes de consommations, de déplacements et en intégrant les données sur leurs logements, il est alors possible d’aller plus loin et d’estimer l’empreinte carbone des usagers et les émissions globales à l’échelle du quartier : on positionne ainsi l’impact carbone des projets immobiliers dans une logique de Scope 3 élargi.
Afin de calculer l’empreinte usager, en lien avec la méthode du Projet Quartier Energie Carbone, nous avons combiné deux méthodes :
➔ L’approche ACV classique
Pour le bâtiment : la méthode classique d’ACV utilisée aujourd’hui est appliquée en fonction de la surface du logement de l’habitant et de ses caractéristiques (typologie constructive, mode de chauffage, etc.). Sur ce sujet, nous disposons de retours d’expérience suffisants, grâce notamment à E+C–, pour associer un impact carbone moyen à différents programmes immobiliers en fonction de leurs ambitions constructives (volumes d’infrastructure et stationnement, choix des matériaux de construction et d’aménagements extérieurs, du type de projet neuf/rénovation…)
Pour le transport : la distance parcourue annuellement par mode de transport est multipliée par le facteur d’émission associé, et peut être ajustée par l’utilisateur en fonction des leviers locaux en modulant la part modale de différents segments de déplacements (courte, moyenne et longue distance).
➔ L’approche monétaire
Pour l’alimentation, les biens de consommation et les services, nous proposons une approche monétaire en multipliant la consommation en € du budget des ménages répartie par typologie d’achat, par le facteur d’émission associé (kgCO2e/€). Pour cela un modèle entrée/sortie de l’économie a été développé (« input-output ») afin d’équilibrer les flux monétaires et carbone du quartier et d’obtenir les facteurs d’émissions moyen des biens et services produits localement. En arrière-plan, le modèle fait appel à la base de données Eurostat pour déterminer l’intensité carbone de 64 types de flux monétaires décrivant les différentes branches de l’économie. Le contexte local (les services / commerces dans le quartier) est ensuite intégré prioritairement aux flux entrants / sortants induits par la consommation sur le quartier, et sont associés aux émissions carbone documentées dans plusieurs sources complémentaires (SDES, Base Carbone Ademe, Citepa, etc…).
Input / Output : Facteur carbone monétaire moyen par activité [kgCO2e/€], Elioth
Cette modélisation monétaire des émissions carbone d’un quartier pourrait être encore améliorée, pour associer à chaque € dépensé une émission carbone variable en fonction de la programmation du quartier. Pour cela, nos axes de développements incluent :
- l’extension du bilan carbone aux infrastructures locales participant aux services publics,
- l’appel aux données des bilans GES règlementaires des acteurs commerciaux,
- la prise en compte d’une gestion circulaire des ressources grâce au réemploi, à la seconde-main, au recyclage…
- le lien avec des bases de données d’ACV généralistes comme EcoInvent pour certains flux spécifiques.
➜ Le modèle input/output développé par elioth est disponible en OpenSource : input-output
Ainsi, à chaque habitant du quartier, il est possible d’associer une empreinte carbone globale tous usages, et de la mettre en perspective avec l’objectif national de 2 tCO2e/pers.an à l’horizon 2050 qui matérialisera l’atteinte de la neutralité carbone collective.
Tous les modules : Lien entre empreinte carbone par usager [kgCO2e/hab.an] et consommations [€ ou m² ou km/hab.an], Elioth
Cette cartographie permet alors de mettre en lumière les grands contributeurs aux flux d’émissions de la vie du quartier, de visualiser les usages à décarboner en priorité et d’aller explorer la transition bas-carbone de l’immobilier au-delà de l’information restreinte liée à l’ACV des bâtiments.
C’est sur la base de ces modélisations statistiques que l’on peut recontextualiser les données locales. Il devient également possible d’étudier un choix programmatique sur l’impact des émissions globales d’un quartier ou de celles de ses habitants:
- création d’une résidence étudiante ou d’une résidence sénior,
- raccordement aux transports en commun ou offre de mobilité douce,
- optimisation de la surface habitable par personne
- mutualisation des équipements,
- commerces de proximité « responsables »,
- offre d’alimentation durable, …
Enfin, gardant en tête l’objectif de « raconter » la transition bas-carbone après l’avoir quantifiée, nos analyses s’attachent à mettre en valeur la diversité d’empreintes carbone derrière la moyenne d’un échantillon. Sur l’ensemble contributeurs, la compréhension des disparités face à l’objectif moyen de 2 tCO2eq/hab/an est souvent le meilleur moyen de bâtir une stratégie bas-carbone pertinente et désirable, en identifiant les leviers les plus efficaces dans le contexte local.
Le passage du m² à l’usager est obligatoire si l’on veut intégrer, tous ensemble, une trajectoire de neutralité carbone.
Diversité des empreintes carbone des habitants d’un quartier, Elioth
Perspectives… et appel à intérêts !
L’équipe « Neutralité » d’Elioth/Egis travaille activement au déploiement de ces nouveaux outils opensources (presque une dizaine d’outils à ce jour), et en appelle à tous les intéressés pour le faire de manière collaborative et ouverte !
Parmi les perspectives qui s’offrent à nous :
- Le projet Mobility a été préselectionné pour de nouveaux développements en 2022 dans le cadre de l’Appel à Communs « Résilience des Territoires » de l’ADEME.
- Au sein de l’Association BBCA, Elioth porte les sujets de prise en compte de la contribution d’un projet immobilier à la neutralité carbone, et réfléchit à une future labellisation « BBCA quartier » basée sur l’empreinte carbone des habitants.
- Elioth collabore avec UrbanEra et Bouygues Immobilier au déploiement de ces outils sur un grand nombre de projets urbains, et à la formation des équipes.
- Le projet de recherche et la méthode Quartier Energie Carbone, cadre d’expérimentation et de formalisation de toutes ces réflexions, vient de se terminer.
- L’outil UrbanPrint, développé par Efficacity et le CSTB, repart de plusieurs de ces briques de calcul en OpenSource pour estimer l’empreinte des usagers du quartier
- Les parallèles possibles avec les travaux de nombreux acteurs (empreinte carbone et modélisation input-output : https://bretagne-environnement.fr/evaluer-empreinte-region-environnement-outil ; quantification des émissions évitées : https://www.bilans-ges.ademe.fr/fr/accueil/contenu/index/page/QuantiGES) nous encouragent !
Alors stay tuned pour plus de nouveautés en 2022 !
Jocelyn URVOY
Chef de projet, Pôle Environnements
Louise GONTIER
Ingénieure, Pôle Environnements
Guillaume MEUNIER
Directeur Délégué d'Elioth